b e r n a r d    w a u t h i e r - w u r m s e r   a r c h i t e c t e

 

LA DEMEURE


La demeure est la maison dans son développement extrême, la maison caricaturale en
un sens, illustrant une appropriation ou une identification totale entre le propriétaire et
son habitat. Pour le Bureau de la Recherche Architecturale, Yves Tissier et moi avons
voulu tenter un travail précis d'analyse de maisons très particulières afin de cerner ce
phénomène.


Le rôle du temps d'élaboration de la demeure, ainsi que les dimensions
scénographiques et anthropomorphiques du lieu sont des critères essentiels.
Le propriétaire s'attache généralement à exprimer son propre discours dans l'espace
pour en faire un parcours signifiant. Le dialogue entre l'individu, les objets et l'espace
se traduit par des mises en scène et des rituels. Il existe un rapport ambigu de l'espace
à la fonctionnalité qui peut se traduire soit par la négation partielle de la fonction
"maison" dans la demeure, soit par une séparation totale des fonctions, ou alors par un
jeu subtil du détournement, une utilisation typologique spatiale particulière.
L'identification entre le propriétaire et la maison peut aussi s'exprimer par
l'anthropomorphisme de la composition, dans laquelle on retrouve quelques éléments
récurrents, comme le traitement privilégié des extrémités d'axes, l'épaisseur ou la
finesse de l'enveloppe, véritable peau, créant un rapport à chaque fois particulier à
l'extérieur. On retrouve aussi très souvent la présence d'une référence à la tombe ou
l'introduction du thème de la mort. Nous avons étudié deux exemples forts, l'un dans
l'accumulation poussée à l'extrême et l'autre dans le dépouillement complet, la maison
de John Soane et celle de Jean-Pierre Raynaud.


La maison-musée de Sir John Soane à Londres est tout d'abord le résultat de ses
obsessions personnelles, mais elle a cependant une dimension exemplaire : c'est un
véritable testament pour ses contemporains, une démonstration de pouvoir. Ce fils de
maçon a réussi assez miraculeusement dans l'Angleterre du début du XIX° siècle et il a
voulu s'affirmer dans la haute société en concevant un musée intimement lié à sa
maison même. Le prétexte en était que, donnant des cours à l'Académie d'Architecture,
aucun exemple d'ordre architectural classique n'était encore disponible pour ses
étudiants à Londres. Il a donc réalisé son propre musée d'architecture, dont la
collection s'est par la suite étendue à la peinture et à la sculpture. Il a composé sa
maison dans une démarche à la fois cumulative et soustractive. Ses collections se
déploient autour de thèmes qui évoluent dans le temps et fédèrent les objets dans des
espaces emboîtés, démultipliés, alternativement célestes et caverneux. La maison est
agencée dans un parcours labyrinthique en profondeur par des perspectives accentuées
par l'alternance de lumière et d'ombre, et en hauteur, entre les catacombes et les
multiples verrières évoquant la chaude lumière italienne de ses voyages. Nous
percevons d'abord l'accumulation, mais ses espaces sont en réalité générés par le
creux, la soustraction.


A l'opposé, dans leur démarche soustractive, les minimalistes recherchent, quant à eux,
un silence, une nébuleuse de signifiants sous-jacents, cachés dans le dénuement
premier. La maison de Jean-Pierre Raynaud est, dans la pureté extrême du carrelage
blanc à joints noirs, chargée de significations de toutes sortes. Nous avons passé
plusieurs années à faire un livre sur les états successifs de sa maison. Pour Raynaud,
c'était une histoire d'auto-analyse : il mettait en forme les signaux qu'il percevait de
son inconscient, vivait dans sa réalisation pendant un certain temps et réagissait en la
cassant et la reconstruisant sans cesse depuis l'intérieur, tout en composant sur la trame
imposée par le carrelage de 15x15 cm. Cette maison a fonctionné comme une thérapie,
elle a agi sur lui dans le sens d'une normalisation, depuis la solitude cloîtrée du début
vers une ouverture progressive. La question du devenir de sa maison après sa mort
s'est à un moment posée. Il a pensé l'intégrer dans un musée, mais l'a finalement
détruite parce que l'aventure lui paraissait terminée.


Ces études ont été enrichissantes pour mon travail sur l'habitat, mais je ne cherche
toutefois jamais lors de l'élaboration du projet diverses significations à entremêler, je
voudrais que cela s'écrive comme çà vient, de façon simple et directe, un peu en
retrait... L'oeuvre ne doit pas être trop bavarde, ou trop riche de significations littérales.
Evidemment le but est que les gens qui y habitent s'y sentent bien.
Chaque projet de maison est un cas différent, toujours renouvelé. On retrouve
cependant des permanences dans les demandes, comme cette volonté d'espace étendu.
Il y a toujours l'idée de gagner le maximum de place et qu'après intervention, l'espace
soit le plus grand possible. Cela suppose une lutte entre le volume et l'espace. Nous
prenons une maison de ville, nous essayons d'en écarter les murs, nous bataillons pour
l'agrandir visuellement, nous cassons les cloisons pour essayer de récupérer de la place
à tel ou tel endroit, pour pouvoir mettre un arbre dans le jardin... C'est une lutte avec la
pesanteur, avec l'opacité, avec les murs. Une de mes clientes s'est après coup trouvée
dans un espace trop grand qu'elle n'a jamais pu s'approprier complètement. Elle s'est
récemment installée dans une maison qu'elle a choisie très petite. J'ai rarement vu cela,
cette volonté de se resserrer, de se refermer, mais cela arrive. L'espace de la maison est
si complètement lié à nous que tous les cas sont possibles.


Paradoxalement, je crois avoir été souvent plus libre en réhabilitation ou extension
qu'en construction neuve. Je suis de toute façon très contextuel, même dans le neuf : je
pars toujours du lieu et des gens. J'ai toujours cette idée de l'environnement à remanier
et de la bagarre interne sur l'existant. Je pense que nous ne construisons jamais ababstracto,
que nous ne faisons que réparer un tissu existant. C'est peut-être pour cela
que nous n'avons pas de raison de manifester une écriture formelle trop forte. Je
cherche toujours une contextualité serrée, avec toutes les possibilités de déroger, mais
consciemment. A ce propos, je citerai l'exemple d'une maison très particulière de Carlo
Scarpa, la Casa Ottolenghi, à moitié souterraine, très complexe et qui ne ressemble pas
du tout à une maison. C'est une invention complète, sans existant préalable, et pourtant
en tous points contextuelle.


Dans cette optique, j'ai quelque difficulté avec deux maisons emblématiques qui ont, à
mon sens, un rapport difficile avec leur sol et leur jardin : la villa Savoye et la Maison
de verre de Pierre Chareau. La question ne se situait évidemment pas à ce niveau-là à
l'époque. Quand j'ai décidé d'avoir une maison, la première idée était d'avoir un arbre,
de voir le pied de l'arbre, d'être sous l'arbre. C'est une façon d'avoir ce rapport au sol,
au sous-sol et au ciel évidemment. Si le haut et le bas sont des choses permanentes en
architecture, ces notions ont encore plus de force dans l'idée symbolique de la maison.
Celles qui se développent en plateaux successifs ne sont pour moi jamais des maisons.
Il faut qu'il y ait un double volume, un rapport vertical entre les différents espaces, ou,
comme chez Frank Lloyd Wright, une cheminée ancrant la maison dans un rapport au
sol et au ciel. Cette continuité avec l'extérieur, ce rapport au sol me semblent
totalement fondamentaux.


Le patio est une manière merveilleuse d'assurer cette présence et la confrontation du
sol et du ciel : la maison méditerranéenne, très fermée sur l'extérieur, ouverte sur
l'intérieur, ne constitue pas une typologie suffisamment utilisée ici. Paradoxalement il
y en a de beaux exemples modernes en Finlande ! Elle est fascinante pour plusieurs
raisons : métaphoriquement, elle favorise le regard sur soi car nous voyons une part de
la maison à travers un espace extérieur capturé, comme par exemple dans la Villa La
Roche de Le Corbusier.


La typologie de la maison en bande, dont fait d'ailleurs partie la triple maison de John
Soane, est malheureusement très difficile à construire dans la France suburbaine, où
l'idée du pavillon isolé est si répandue. Je suis totalement opposé à la stupidité de ces
petits pâtés multipliés occupant chacun leur morceau de territoire dans un milieu périurbain.
Il faut vraiment un grand terrain autour pour que cela fonctionne dans
l'environnement.


A Paris, même s'il y en a beaucoup, ce ne sont pas les maisons qui ont donné sa forme
à la ville, comme dans le cas de Londres ou d'Amsterdam, elles restent exceptions et
prennent des formes très diverses. Il y a des exemples intéressants d'appropriation, de
modification, d'évolution de forme dans le temps. Nous avons travaillé dans le XX°
arrondissement sur une très belle maison construite par Charles et Henry Delacroix
dans les années 1930. Il y avait une usine de tissus en fond de cour, un atelier au
premier étage, des garages en dessous et un appartement au-dessus, ainsi qu'une petite
piscine abritée sur la terrasse. Nous avons eu à construire une surélévation en partant
de la piscine. Dans un autre cas de surélévation dans le 13e arrondissement, pour une
famille nombreuse, un vieux monsieur habitait au rez-de-chaussée et voulait y rester
pendant les travaux de ses voisins. Il a fallu réaliser un parapluie au dessus pour
abriter, et aussi reboucher les catacombes en dessous. Nous avons donc dû travailler
au-dessus et en dessous d'abord. Les gens ont par la suite récupéré l'appartement du
vieux monsieur, puis vendu l'étage parce que les enfants étaient partis. J'ai alors
complètement remanié le bas de la maison, pour la remettre en contact avec le jardin.
La demeure se nourrit de typologies extérieures au domaine domestique, des mondes
différents y entrent. Mais c'est ainsi que le renouvellement se fait, et non pas dans
l'éternelle ressassement de la typologie existante. Je suis à l'affût de nouvelles
typologies du logement, comme par exemple dans les recherches de Rem Koolhaas : à
Fukuoka, il n'y a pas de rapport du logement au sol ; le passage se fait par le dessous,
les voisins sont tout autour sur quatre côtés. Au contraire, dans la "Dutch House", cette
autre maison de verre, à première vue une citation de Mies van der Rohe, il invente
une sorte d'anneau de Möbius : ouverte sur l'extérieur, la maison se referme en son
coeur et s'ouvre à nouveau sur l'intérieur... Une chambre donne sur un jardin secret, au
centre, alors que la maison a l'air transparente... C'est une des maisons contemporaines
les plus fascinantes.


I. Yves Tissier et Bernard Wauthier-Wurmser :
La demeure, ses principaux thèmes de réflexion et son langage spatial,
recherches de mars 1984 et avril 1990 pour le Bureau de la recherche architecturale du
Ministère de la Culture. Article dans In extenso, n 3.1985.
II. Denyse Durand-Ruel, Y. Tissier et B. Wauthier-Wurmser :
Jean Pierre Raynaud, la maison, Paris. Éditions du Regard. 1988.

bernard wauthier architect